Charles Denis Kouassi, directeur général de la Caisse Nationale de Prévoyance Sociale (CNPS), met en exergue quatre chantiers majeursde son institution : l’investissement, la prestation retraite-logement, l’indemnisation chômage et la digitalisation.
Pouvez-vous nous parler de l'évolution des différents chantiers de la CNPS (Caisse Nationale de Prévoyance Sociale) que nous avions évoqués lors de notre dernier entretien en 2022 ?
Charles Denis Kouassi : Je me souviens que nous avions parlé de la BICICI (Banque Internationale pour le Commerce et l’Industrie de la Côte d’Ivoire), où nous avons pris des parts. En 2023, nous avons continué les investissements avec une prise de participation dans Africa 50, un fonds d'investissement puissant récemment créé et qui progresse, surtout pour les infrastructures dans nos pays. Son premier actionnaire est la BAD (Banque africaine de développement), et cette structurea des fonds de pension, des fonds d'investissement et des banques de développement. Nous y avons injecté 30 millions de dollars en tant que fonds de pension.Nos regards sont également tournés vers l'île Maurice, grande place financière, en prenant des parts dans la troisième banque, AfrAsia Bank, en partenariat avec AFG, le groupe de Monsieur Dossongui Koné. Ensuite, vous avez certainement eu écho du départ de la Société Générale de plusieurs pays africains. À l'instar de ce qui avait été fait avec laBICICI, nous pensons à des stratégies, en tant qu’investisseurs ivoiriens, pour reprendre cette banque, la plus grosse de la place, afin que les Ivoiriens soient représentatifs en termes de réseaux bancaires. Cela sera très significatif et aura un impact important surnotre système bancaire pour accompagner les entreprises ivoiriennes, d'abord en Côte d'Ivoire, mais aussi à l'extérieur, comme certaines banques nigérianes. Cela nous permettra aussi d'investir dans l’industrie, notamment dans l'énergie, puisqu'on vient de découvrir du pétrole, ou encore dans les mines, un secteur qui nous intéresse. Enfin, cela nous donnera plus de moyens pour co-investir avec des entreprises multinationales. Par exemple, enfin 2022, nous avons pris des parts dans la société Orange Côte d'Ivoire d’un montant de 60 milliards de FCFA. La finance, en investissant dans les entreprises, constitue un véritable appui à l’industrialisation du pays.
Et qu’en est-il des prestations sociales, qui constituent le cœur de métier de la CNPS ?
Pour ce qui est de la sécurité sociale, nous la faisons aussi évoluer, notamment en matière d’accès aulogement, un problème crucial dans tous les pays en développement. Aujourd'hui, la CNPS couvre non seulement les salariés, mais aussi les indépendants et le secteur informel, soit pratiquement 90 % des travailleurs de Côte d'Ivoire. Nous avons estimé avoir une responsabilité dans la résolution des problèmes de logement, et le gouvernement nous a autorisés à créer la prestation retraite-logement, qui est à sa phase d’études, avant la production de textes réglementaires pour véritablement commencer ce projet endébutd’année 2025.
Le constat est que 80 % des travailleurs finissent leur carrière sans être devenus propriétaires de leur logement. Nous voulons, en l’espace disons d’une génération, inverser la tendance et faire en sorte que 80 % des travailleurs partent à la retraite en étant propriétaires de leur logement. Par ailleurs, jusque-là, la question était abordée sous un angle social : permettre aux couches à faibles revenus d’accéder aulogement. Mais la solution n'avait pas encore été trouvée. Alors nous avons réfléchi pour trouver comment lever les trois blocages qui génèrent cette situation.
Le premier blocage concerne les travailleurs qui débutent et à qui l’on demande 20 % d'apport initial pour obtenir un prêt. Or s’ils sont en location et ont commencé à fonder une famille, 20 % d'apport initial, c’est trop. Les plus heureux vont réunir cette somme après 15 ans d'activité et, lorsqu'ils se présenteront à la banque pour avoir un crédit, on leur dira qu’il ne leur reste que 15 ans d'activité, donc qu’on leur accorde un crédit sur 15 ans, ce qui revient à les asphyxier sous le poids de la dette… Le premier obstacle à lever est donc celui de l'apport initial, par l’adhésion du travailleur aurégime obligatoirequi, après trois ans de cotisations, lui donne droit à un logement en location-vente sans apport initial. L’idée est de transformer le loyer, qui est à perte, en location-vente, qui donne accès à la propriété.Le travailleur gagne 12 ans puisqu’il est éligible au bout de 3 ans, ce qui lui laisse 27 ans pour payer son logement. Et pour nous, la fin d'activité n'est pas un blocage puisque nous gérons les retraites. L'espérance de vie des travailleurs prenant leurretraite étant en moyenne de 10 ans, cela leur laisse plus de 30 ans pour payer leur maison, soit un crédit à long terme pour que la mensualité soit supportable.
Le deuxième blocage, c'est le taux élevé des prêts bancaires, qui peuvent être à deux chiffres, même si on est plutôt aux alentours de 8 à 8,5 %. Dans notre projet, tous les travailleurs cotisent, créant un fonds de garantie qui sécurise les crédits accordés. Même si le rôle de la CNPS est de placer de l'argent pour qu’il ne perde pas de valeur dans le temps, l’objectif de ce fonds ne sera pas de gagner de l'argent en termes de produits financiers mais bien de permettre aux travailleurs d'avoir des logements. Cela suppose le placement d'un fonds auprès des banques pour qu’elles consentent un taux préférentiel qui ne dépasse pas 5 %.
Pour résumer : on rallonge la durée, on diminue le taux et on fait en sorte que le loyer que vous payez sous forme de location simple soit celui que vous allez transposer en traites pour accéder à la propriété, parce qu'il faut permettre à tout le monde d'avoir un logement, en privilégiant ceux qui n’ont pas de résidence principale : en clair, il ne s’agit pas de financer en priorité des résidences secondaires… Les cotisations font partie d’un système de solidarité. Pour ceux qui partent à la retraite sans avoir acheté le logement, la mise de fonds sera remboursée, vu qu’ils ont payé un loyer durant des années.
« En cas de rupture du travail, la cotisation logement serviraaux travailleurs à garder leur bien. »
Le logement est-il fonction de ce que vous gagnez ?
Il y aura plusieurs catégories de logements selon les moyens de chacun, par tranches de revenus. Cependant, ceux qui n'ont pas de premier logement seront privilégiés au début,car l'objectif est que tout le monde parte à la retraite avec un logement. Le fait que ce système existe va bénéficier aux générations futures, comme le veut le principe de solidarité. Nous allons axer la communication sur cette dimension pour favoriser l’adhésion. Nous ferons aussi en sorte que cette cotisation, capitalisée pour chaque personne, puisse servir en cas de rupture du travail, ce qui lève le troisième blocage : après 10 ou 15 ans d'activité, vous aurez un temps de chômage car on puisera dans votre réserve pour faire la soudure en attendant que vous retrouviez du travail afin que vous ne perdiez pas les logements, ce qui constitue une soupape de sécurité très importante.
Un peu comme le relais d'une assurance chômage ?
Le chômage, nous allons en parler, ce sera autre chose qui viendra en renfort. Certes,le paiement de votre logement est assuré,il existe cependant d’autres besoins. L'assurance chômage viendra compléter vos revenus pour en cas dechômage.On me demande aussi comment les choses se passent pour ceux qui décèdent avant d’avoir fini de payer. Une maison, c'est un héritage. Donc s’il fallait payer sur 30 ans et que les paiements ont duré 20 ans, les héritiers auront des offres pour payer les années encore dues.
Vous avez aussi évoqué les prestations de chômage…
Oui, l'autre innovation, c'est la prestation de chômage, que l’on envisage autrement que certains pays développés. Elle reposera sur une cotisation destinée à constituer un fonds qui donne droit à un certain nombre de mois ou d'années d'indemnisation chômageen fonction des années de cotisations effectives.Ce n'est donc pas un chômage lié à une solidarité totale, mais un chômage lié à l’effort de contribution de chacun : plus vous contribuez, plus vous allongez la période de chômage indemnisé.
Il y aura une cotisation solidaire minimum pour tout le monde, et on va ajouterun supplément de cotisation qui va incrémenter à la fois le montant et la durée du chômage. Nous préservons la solidarité grâce au minimum à cotiser pour tout le monde, mais il y a aussi un supplément qui donne droit à des choses plus importantes.Un footballeur qui a des revenus élevés pendant une très courte carrière, vous lui permettez de cotiser beaucoup plus pour qu'il puisse avoir quelque chose de plus important sur une durée plus longue. Pareil pour un musicien, ou n'importe quel travailleur. Si vous avez un poste important, peu de charges familiales et que vous pouvez cotiser trois ou quatre fois le montant minimum, celavous donnera des droits. Qu'on le veuille ou non, on a un système capitaliste qui fait que certains touchent plus que d'autres, donc on n'est pas obligé de se limiter à un minimum sécuritaire plafonné pour tout le monde. C'est cette souplesse-là que l'on recherche dans le système d'assurance. Et l’on peut faire des simulations: si vous cotisez à tel niveau pendant telle durée, vous avez droit à cela.
« Plus vous contribuez, plus vous allongez la période de chômage indemnisé. »
Vous avez également initié le vaste chantier de la digitalisation pour étendre la couverture sociale. Où en êtes-vous ?
Oui, grâce à l’automatisation et à la dématérialisation, nous sommes en train de transformer nos processus et métiersau moyen des nouvelles technologies afin de les rendre plus performants. Le but est d’améliorer la qualité de service aux assurés sociaux, de gérer leurs données avec une approche institutionnelle coordonnée, d’étendre le socle de protection sociale aux travailleurs de l’économie informelle, d’optimiser les charges d’investissement et la stratégie de gestion RH, et enfin d’être résilient face à la globalisation et à la recrudescence des crises économiques, écologiques, sociales et sanitaires.Pour y parvenir,nous devons réaliser une transformation digitalequi réponde aux besoins des assurés sociaux, des partenaires et du personnel, améliorer l’expérience client grâce aux évolutions technologiques comme le banking ou le mobile money, et enfinrépondre aux impératifs de qualité de service attendue par tous les assurés.
La digitalisation est aussi un outil d’extension. Utilisée par les salariés depuis 2018, l’e-agence de la CNPS appelée E-CNPS intégrera à terme les travailleurs indépendants (TI). En 2019, nous avons mis en place le paiement par mobile money PPI (Plateforme de Paiement Intégrée) qui facilite les paiements des cotisations sociales et des prestations des TI. En 2020, nous avons déployé l’application métier PROGRES (PROgiciel de Gestion de la RElation Sociale) pour gérer leur carrière et leurs prestations. Toujours en 2020 est apparue l’application d’enrôlement des TI, qui collecte et centralise leurs données : elle fonctionne à partir d’une tablette ou d’un smartphone, même sans accès à Internet.Le module d’assainissement des données (pièces ou photos d’identité) vérifie leur conformité avant de les transférer vers l’application métier.En 2021 estarrivée l’application mobile RSTI pour leur information et leur auto-enrôlement. Enfin, l’assistant virtuel Call Center, logiciel d’information et d’orientation des assurés dans leurs démarches, fonctionne depuis 2022.
Cet ensemble de moyens a amélioré le recouvrement des cotisations : en septembre 2023, ce sont 335 850 574 FCFA qui avaient été recouvrés via le mobile money, les chèques et la microfinance COFINA. Le paiement de cotisations sociales via Wave, Orange Money et MTN Money est opérationnel. Les agences ont été formées à la prise en charge des dépôts de chèques des TI et à leur intégration dans PROGRES : les données de paiement sont transmises à PROGRES pour valider la période de cotisation du TI, puis les flux comptables sont générés et acheminés à E-Business Suite pour comptabilisation.
Nous avons également constaté un renforcement de la communication digitale grâce au tchatbot, ce programme qui simule et traite une conversation humaine : 80 % des usagers en sont satisfaits, qu’ils soientsalariés, indépendants ou employeurs. Les interactions se font à 31 % en dehors des heures de travail de la CNPS, avec 57 % d’utilisateurs salariés et 31 % de TI. Les salariés recherchent des informations sur les prestations et souhaitent émettre des réclamations, alors que les TI recherchent des informations sur le RSTI et veulent s’enrôler. Les employeursveulent prendre rendez-vous pour une assistance et émettre des réclamations. Enfin, 74 % des utilisateurs préfèrent WhatsApp comme canal de résolution de leurs préoccupations, et 61 % des interactions concernent des demandes d’informations
Pour finir, pouvez-vous nous communiquer quelques chiffres concernant l’exercice 2023 ?
En 2023, la CNPS, avec ses 22 agences et ses 1 595 employés – 797 femmes et 798 hommes –, a géré 53 445 employeurs, 1 089 512 salariés et 435 317 indépendants. Son résultat net a été de 205 milliards (Mds) de FCFA, soit 42 Mds de plus qu’en 2022. Son total bilan, qui est de 1 496 Mds, représente un gain de 346 Mds par rapport à 2022. Les produits financiers sont passés de 1,13 Mds en 2012 à 45,67 Mds en 2023, soit un multiple de 40. Son portefeuille monétaire, financier et immobilier a été de 1 248 Mds cumulés : 965,2 Mds pour le portefeuille monétaire et financier et 282,9 Mds pour le portefeuille immobilier et foncier.Sa marge technique connaît une progression annuelle régulière et les charges du personnel sont entièrement couvertes par les produits financiers. De quoi lancer les magnifiques projets de retraite-logement et d’assurance chômage…
Propos recueillis par Andju Ani