« La dette en Afrique subsaharienne se stabilise depuis 2023 »

En avril dernier à Washington, la Banque mondiale et le Fonds monétaire international (FMI) ont analysé les perspectives économiques 2024 des pays d’Afrique subsaharienne. Luc Eyraud, chargé d’études économiques sur la zone Afrique et chef de division au FMI, nous fournit les conclusions et recommandations du document de synthèse.

Luc Eyraud, chargé d’études économiques sur la zone Afrique et chef de division au FMI.

 

Le FMI présente chaque année son rapport sur l’Afrique subsaharienne. Le dernier s’intitule « Un retour coûteux sur les marchés mondiaux ». Pourquoi ce titre ?

 

Luc Eyraud : Les pays d'Afrique subsaharienne n'avaient plus accès aux marchés de capitaux internationaux depuis le mois de mai 2022. Pendant deux ans, ils n'ont pas pu emprunter sur les marchés internationaux sous la forme d'euro-obligations parce que les taux étaient trop élevés. La situation s’est rétablie en janvier 2024 avec l'émission de 2,6 milliards de dollars effectuée par la Côte d'Ivoire, premier pays à réaccéder aux marchés internationaux dans un cadre plus favorable, avec une amélioration des taux. Ensuite, le Bénin et le Kenya lui ont emboîté le pas. Toutefois, si nous parlons de « retour coûteux », c’est bien parce que, certes, le lien est restauré avec le marché des capitaux, mais les taux restent très élevés. Par exemple, en 2019, avant la pandémie de Covid, le rendement d'une euro-obligation, c'est-à-dire le coût payé sur une euro-obligation, était de 7 % pour les pays qui ne sont pas en défaut de paiement dans la région, sachant que lorsque l’on est en défaut, les rendements ne sont évidemment plus vraiment représentatifs des coûts de financement. Aujourd'hui, nous sommes à 11 %, donc il y a eu 4 points d'augmentation pour les taux d'intérêt.

 

Pourquoi ce rapport ?

 

Je pense qu’il s’agit de l’un des très rares rapports dans le monde à parler de l'Afrique subsaharienne dans son ensemble. Très peu d'institutions ont une approche vraiment globale de la région, qui s’étende du Mali jusqu’à l'Afrique du Sud.

 

« On constate que des cycles de relaxation budgétaire sont associés aux cycles politiques. »

 

Votre rapport laisse aussi apparaître que la croissance des pays d’Afrique subsaharienne devrait passer de 3,4 % en 2023 à 3,8 % en 2024, puis s’établir à 4 % en 2025. Quelles raisons justifient cette montée des taux de croissance ?

 

Il y a une reprise mondiale dans certaines régions comme la zone euro et les États-Unis, et ces régions représentent des débouchés pour les exportations africaines, donc cette reprise dans le reste du monde permet de tirer la croissance dans les pays africains. La deuxième raison est celle dont nous avons déjà parlé, à savoir une forme de détente des conditions financières internationales, même si cela reste coûteux : cette détente aide les pays à se financer. Une autre raison réside dans le fait que dans de nombreux pays d’Afrique subsaharienne, l’on observe une reprise de ce que l'on appelle la demande privée, de la consommation, de l'investissement... Enfin, en 2024, les déséquilibres macroéconomiques, l'inflation et la dette ont commencé à se résorber, ce qui génère de la confiance chez les investisseurs : on observe que l'inflation baisse, tout comme les services de la dette, qui commence à se stabiliser. Voilà pour ce que l’on nomme les «  facteurs communs ». S’y ajoutent les facteurs spécifiques pour certains pays, notamment les deux qui connaissent la croissance la plus rapide : dans nos projections pour 2024 figurent le Sénégal et le Niger. Ces deux États présentent la caractéristique commune d’avoir de grands projets d'hydrocarbures qui seront mis en production courant 2024.

 

N’est-ce pas aussi le cas de la Côte d'Ivoire, avec les grandes découvertes pétrolières et gazières récentes ?

 

Pas encore. Il me faut préciser un détail : entre une découverte et la mise en production puis l'exportation, il s’écoule des années. L’activité pétrolière ne commence véritablement à affecter le PIB que lorsque le pays commence à exporter. Le Niger et le Sénégal sont dans cette situation. Cela faisait plusieurs années que l'on attendait l’aboutissement de ces projets. Ce sera chose faite en 2024,  ce qui va générer des taux de croissance extrêmement élevés dans la région. Par exemple, dans nos projections, le taux de croissance du Niger est de 10,4 % cette année, et celui du Sénégal de 8,3 %. Sans détailler plus, il est déjà possible de prévoir une croissance supérieure à 8 % pour le Sénégal et supérieure à 10 % pour le Niger.

 

Sur le plan électoral, pas moins de 20 scrutins sont prévus en 2024 pour l'Afrique subsaharienne, qui compte 45 États. Sachant que les élections sont souvent propices à de grandes dépenses, quelles préconisations adresseriez-vous aux pouvoirs en place qui, pour assurer leur réélection, desserrent les cordons de la bourse ?

 

En effet, c'est une année avec beaucoup d'élections nationales, ce qui, pour la démocratie, est une bonne nouvelle dont nous nous réjouissons. Mais évidemment, toute élection crée de l'incertitude sur la continuité des politiques et sur la capacité des pays à poursuivre les réformes et à prolonger la dynamique de la démocratie. Nous, économistes, voyons en effet très souvent des cycles de relaxation budgétaire associés aux cycles politiques. Le message que nous envoyons aujourd'hui aux dirigeants des pays d'Afrique subsaharienne, c'est qu'ils ont fourni en 2022 et 2023 de gros efforts qui commencent à porter leurs fruits. L'inflation baisse et les ajustements budgétaires qui ont été effectués, notamment en 2023, étaient assez importants. Globalement, les pays ont gagné un point de taux de croissance du PIB d'ajustement issu du changement du déficit public entre 2022 et 2023. Des ajustements importants ont été consentis pour assainir les finances publiques et réduire l'inflation. Maintenant qu’ils ont porté leurs fruits, il est très important de ne pas relâcher les efforts. 

« Le FMI n'encourage pas les programmes d'austérité. »

 

Le service de la dette des pays africains n'a pas cessé d’augmenter ces dix dernières années. Dans ce rapport, vous expliquez que la dette de la plupart des pays s'est stabilisée à 60 % du PIB et devrait suivre une tendance baissière. Pouvez-vous nous dire pourquoi ? 

 

Il y a eu, avant l'amélioration vraiment récente, une détérioration durant les dix dernières années, avec pour la région dans son ensemble une dette qui a doublé, passant à peu près de 30 % il y a dix ans à 60 % aujourd'hui. On a noté une très forte augmentation des charges d'intérêts dans les recettes des États. On a aussi constaté que dans un certain nombre de pays d’Afrique subsaharienne, ces charges d'intérêts représentaient plus d'un quart des recettes fiscales, ce qui signifie que plus d'un quart des recettes de taxes que génèrent les pays sont allouées au remboursement des intérêts de la dette. En 2023, les pays qui avaient ces taux et ces ratios d'intérêts sur recettes supérieurs à 25 % étaient le Nigeria, la Zambie, le Ghana, le Malawi et le Kenya. Mais depuis 2023, il se trouve que la position de la dette enregistre une stabilisation liée notamment à une première décrue attendue à la fin 2024. Ce phénomène est lié à deux facteurs principaux : d'abord la reprise économique, puisque la dette est exprimée en ratio du PIB et que quand le PIB croît vite, la dette en part du PIB a tendance à se tasser, ensuite parce qu'il y a les ajustements budgétaires importants que j’ai déjà mentionnés et qui ont été faits dans les pays de la région. Deux tiers des pays de la région ont mis en place des politiques de rééquilibrage, d'assainissement de leurs finances publiques en 2023 et en 2024. Et ce rééquilibrage n'est pas négligeable : pour vous donner une idée de son ampleur, le déficit attendu en 2025 est inférieur à celui de 2022 de 3 %. En gros, cela représente 1 % d'ajustement par an. C'est remarquable. 

 

Quelle réponse formulez-vous à l’endroit de l'ONG OXFAM qui accuse le FMI d'aggraver les inégalités de revenus dans les pays qu’il soutient parce qu’il encouragerait les programmes d'austérité ?

 

Le FMI n'encourage pas les programmes d'austérité. La fonction du FMI, c'est de conseiller les pays qui doivent réduire leurs déficits publics parce que la situation de la dette devient non soutenable. Le FMI les invite à réaliser ces ajustements de la manière la moins problématique pour la croissance et pour le développement. Dans notre rapport, une note analytique aborde justement cette question : comment réduire des déficits sans compromettre le développement ? Une grande partie de notre réflexion, c'est d'offrir des options de politique économique, de proposer des alternatives aux États pour faire cet ajustement de la façon la moins perturbante possible pour les populations. 

Ensuite, nous avons aussi, au-delà de cette fonction de conseil, la faculté de prêter de l'argent dans des programmes à plus de la moitié des pays de la région. Dans tous ces programmes, il y a des planchers de dépenses sociales pour s'assurer que l’ajustement budgétaire ne s’effectue pas en coupant dans les dépenses sociales. Du 29 avril au 3 mai, nos équipes étaient au Ghana. Dans le programme ghanéen du FMI, non seulement on a ce plancher de dépenses sociales, mais on a aussi un ensemble de mesures destinées à rendre la croissance plus inclusive. Par exemple, dans le programme appelé L.E.A.P. (Livelihood Empowerment Against Poverty en anglais), des transferts de fonds en cash sont effectués en faveur des personnes vulnérables, et le montant de ce programme a été doublé en 2023, et le sera encore en 2024. Toujours au Ghana dans le cadre du L.E.A.P., les autorités ont augmenté les budgets de cantines scolaires pour les enfants issu des familles défavorisées afin qu'ils y aient accès gratuitement. Toujours dans ce programme, on a augmenté le budget du système d'assurance sociale du pays, notamment pour fournir gratuitement aux plus défavorisés des vaccins et des médicaments. J’évoque ce cas spécifique du Ghana pour illustrer le fait que le FMI, aujourd'hui, est extrêmement soucieux de faire en sorte que les ajustements nécessaires soient choisis par les pays eux-mêmes et se fassent de la manière la moins problématique et la moins douloureuse pour les populations.

 

Le changement climatique impacte les pays d’Afrique subsaharienne. Les pays éligibles au Programme économique et financier (PEF) et à la Facilité de résilience et de durabilité (FRD) comme la Côte d’Ivoire sont-ils nombreux ? Quels sont les instruments du FMI pour une stratégie verte ?

 

L'Afrique subsaharienne est en effet le continent le plus exposé au changement climatique, alors qu'il contribue très peu à l’émission de gaz à effet de serre. Ce changement climatique crée les événements et des phénomènes climatiques extrêmes que sont les sécheresses et les inondations. Aujourd'hui, on sait qu'il y a en Afrique australe une sécheresse historique, terrible, qui affecte des pays comme la Zambie ou le Zimbabwe. Ces phénomènes extrêmes créent des problèmes pour l'activité économique, provoquent de l'insécurité alimentaire et représentent un ensemble de défis pour les autorités en matière de politiques économiques et sociales. Dans le cadre de sa fonction de soutien aux pays qui ont des problèmes de financement, le FMI octroie une aide générale, mais déploie aussi maintenant ce nouvel instrument de financement qui s'appelle la Facilité pour la résilience et la durabilité (FRD). Le FMI offre également des financements à long terme et à taux réduit aux pays à bas revenus ou à revenus moyens, financements associés à des actions d'atténuation ou d'adaptation au changement climatique. Et on met un accent particulier sur l'adaptation, car beaucoup de pays africains sont frappés de plein fouet par ces phénomènes et ont besoin de s'adapter par tout un ensemble de politiques très coûteuses dont l’objectif est de limiter par exemple l'érosion sur les côtes, ériger des bâtiments avec des codes fonciers, procéder au toilettage de ces codes fonciers, construire des bâtiments plus résistants aux intempéries. Tout cela coûte de l'argent aux autorités, et notre nouvelle Facilité de résilience et de durabilité aide les États à répondre aux défis du changement climatique. Aujourd'hui, on a neuf pays  d'Afrique subsaharienne(1) qui bénéficient du FRD. Et beaucoup d'autres pays sont intéressés par ce mécanisme de financement.

 

Comment mesurez-vous l’impact économique de la sortie de la CEDEAO du Mali, du Burkina Faso et du Niger, qui n’ont pas fait de même avec l’UEMOA ?

 

La distinction que vous faites est très importante, et le public ne comprend pas toujours la différence entre sortir de la CEDEAO et sortir de l'UEMOA. Rappelons à vos lecteurs que la CEDAO est une zone commerciale de libre-échange qui comprend quinze pays. L'UEMOA, en revanche, est une union monétaire des pays qui partagent la même monnaie – le franc CFA – et qui sont au nombre de huit (2). Le Mali, le Burkina Faso et le Niger ont annoncé une sortie de la CEDEAO, zone de libre-échange, mais pas de l'UEMOA, ce qui signifierait l'abandon de la monnaie unique qu'ils partagent avec, par exemple, le Sénégal ou la Côte d'Ivoire. Cela a des impacts très différents en termes économiques. Une sortie de l'UEMOA serait probablement beaucoup plus compliquée et beaucoup plus coûteuse en termes économiques. 

À ce stade, nos analyses indiquent que la sortie de la CEDAO aura plutôt un impact limité sur le commerce, parce que les trois pays en question ont un commerce assez réduit avec les pays de la CEDEAO hors UEMOA. Et puisqu'ils restent dans l'UEMOA, ils conservent les échanges dans cette zone. Même si, précisons-le, ce n'est pas le cas de tous, le Niger a quand même des échanges importants avec le Nigeria, mais globalement, l’on s'attend à un effet plutôt limité sur le commerce. L'impact sur la croissance est un peu plus incertain, notamment parce qu'il dépend de la réaction des investisseurs à l'incertitude que crée cette sortie de la CEDEAO. Cela dit, récemment, il y a quand même eu une émission très importante du Niger sur les marchés régionaux. Donc, ce que je peux vous dire, c'est que toutes les équipes pays du FMI dans ces trois pays vont, dans le cadre de leur rapport après cette émission, faire une analyse très détaillée de l'impact de la sortie de la CEDEAO. Mais à ce stade, nous pensons que l'impact devrait être relativement limité.

Propos recueillis par Serge-Henri MALET

 

(1) Côte d'Ivoire, Bénin, Cap-Vert, Cameroun, Kenya, Niger, Rwanda, Sénégal et Seychelles.

(2) Burkina-Faso, Bénin, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo.